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N’oubliez pas que je suis fort. Vous vous estimez malheureux, mais je pourrais vous rendre si misérable que vous haïriez la lumière du jour. Vous êtes mon créateur, mais je suis votre maître.

Mary Shelley, Frankenstein

Sanctuaire de la Littérature de Vashon.

Spider Nervi observait Rico en train de remonter la passerelle sur le pont du Poisson-Volant. Il régla le capteur pour obtenir une image en gros plan du dos de Rico tandis que celui-ci se tournait.

— Il a un laser, dit-il en posant le doigt sur l’écran. À la ceinture, au milieu du dos. On dirait un professionnel.

Il n’avait pas jeté un seul regard à l’officier de la sécurité assis à côté de lui. Pendant que le Poisson-Volant quittait son mouillage, il activa un autre capteur, situé à la sortie du port, qui lui confirma la présence à bord de Crista Galli.

Au commandement de Nervi, le capteur fit un zoom sur la cabine de l’hydroptère qui passait. Il vit LaPush occupant le siège du copilote et Crista Galli sanglée derrière lui. Ozette était assis à sa gauche, derrière le pilote, et lui parlait. Nervi reconnut Elvira dans le fauteuil du pilote et il jura entre ses dents.

— Si votre sécurité essaie de les intercepter, elle ne pourra pas lutter de vitesse avec eux, dit-il. Que va-t-il se passer ?

— Il y aura une sommation, répondit Zentz. Puis un tir d’avertissement.

— Et ensuite ?

Zentz se racla la gorge puis frotta l’espèce de renflement, au milieu de son visage, qui lui servait de nez.

— Leur appareil sera mis hors d’état de continuer.

Nervi renifla avec mépris devant le ridicule de la chose. Un tir de canon laser sur un hydroptère à hydrogène pouvait donner naissance à une boule de feu de mille mètres de diamètre. C’était une définition un peu large de l’expression « hors d’état de continuer ».

Déconcerté par le silence de Nervi, Zentz reprit :

— Le Directeur a déclaré l’état d’urgence il y a un an environ. Vous savez ce que cela implique : interception et fouille systématiques de tous les vaisseaux, à l’exception des transbordeurs de la compagnie, qui entrent ou qui sortent du port de Kalaloch ; fouille des appareils de transport terrestre ou aérien qui rejoignent ou quittent le Périmètre…

Nervi le laissa poursuivre son énumération fastidieuse. Le précieux Périmètre de Flatterie était son fief et il savait que le Directeur ne voudrait courir aucun risque. Mais il était certain que toute tentative d’arraisonnement du Poisson-Volant dans ces eaux risquait de conduire à une catastrophe aux proportions incalculables. Flatterie lui avait confié l’affaire justement parce que Zentz avait lamentablement laissé les choses en arriver là.

— Nous voulons mettre la main sur Crista Galli, mais aussi sur les Enfants de l’Ombre, déclara-t-il enfin. Pour exterminer les névragyls, il faut brûler leur nid. C’est cet hydroptère, intact, qui nous mènera là-bas.

Zentz, raide comme un piquet dans son fauteuil, racla sa gorge sèche et fit mine de protester :

— Il y a près de six ans que nous soupçonnons LaPush d’être l’un des principaux dirigeants des Ombres…

— Vos hommes ne doivent rien faire pour arraisonner ce bâtiment.

Nervi programma la fréquence de la sécurité sur son pupitre en ajoutant :

— Vous pouvez donner l’ordre ici même.

Tout en utilisant son clavier, il ne cessait de regarder Zentz dans les yeux.

Ce dernier s’éclaircit de nouveau la voix et se pencha vers le micro.

— Ici Zentz, dit-il. Laissez passer l’hydroptère blanc de catégorie 3 en train de quitter le port.

— Mais, répondit une voix jeune, le Directeur a donné l’ordre d’arrêter tous les bâtiments qui n’ont pas encore été fouillés à quai.

Zentz hésita. Nervi se délecta du dilemme qui s’ajoutait à présent à la lassitude du chef de la sécurité. Il n’avait plus qu’une seule solution pour s’en sortir en ménageant à la fois le jeune officier maniaque du règlement et les ordres du Directeur.

— J’ai fouillé personnellement l’appareil quand il était à quai, dit-il. Nous savons ce qu’il y a à bord.

Nervi coupa la communication, satisfait du choix qu’il avait fait en recommandant Zentz à ce poste. Si les choses en arrivaient là un jour, il ferait un bouc émissaire parfait dans le jeu sacré de la survie.

— Les jeunes officiers n’ont pas encore le sens des priorités, murmura Zentz avec un sourire forcé.

— Ils n’ont jusqu’ici appris que la peur, lui répondit Nervi. Ils mûrissent en découvrant la cupidité.

Zentz frotta sa nuque épaisse en n’écoutant qu’à moitié ce que disait Nervi. Il avait passé toute sa nuit à interroger deux de ses meilleurs gardes à titre d’exemples pour tous les autres. Maintenant que Nervi avait fait en sorte que Crista Galli lui échappe, tout était, semblait-il, à recommencer. Depuis l’instant où il avait laissé filer l’hydroptère, il sentait comme une étreinte autour de son cou, une étreinte qu’il n’aimait pas du tout parce qu’elle ressemblait à un nœud coulant, froid, rêche et sans merci.

Nervi finirait par causer sa perte, il était seulement en train de commencer à le comprendre. Et il s’apercevait aussi qu’il n’y avait rien qu’il pût faire, aucun endroit où se réfugier. Un capucin tapi pour bondir. C’était ce que Spider Nervi voyait quand le regard de Zentz rencontrait le sien.

— Je ferai de vous un héros, lui dit Nervi. Vous aurez un rôle important à jouer. Si nous livrons la Voix de l’Ombre au Directeur, nous lui rendons Pandore. Les conséquences pour vous et moi sont claires. Je suppose que vous préférez cela à ce que vous réserve le Directeur ici ?

Zentz ne se racla pas la gorge, il ne prononça pas un mot. Il se contenta d’un hochement de tête qui fit vibrer sa mâchoire grotesque tandis qu’il serrait, supposait Nervi, les chicots qui lui servaient de dents.

— Il n’y aura plus que vous et moi, continua Nervi. Plus nous pourrons dire de choses au Directeur sur cette vermine et le repaire où elle se terre, plus il sera content. Et il est vital pour vous qu’il soit content.

L’hydroptère blanc s’était enfoncé sous les flots de la baie, en laissant les carcasses incendiées des bâtiments entre l’hydroptère de la sécurité et eux. Ils auraient des soupçons parce qu’ils n’avaient pas été arrêtés malgré l’état d’alerte, Nervi ne l’ignorait pas, mais l’avantage était malgré tout pour lui. Même s’ils savaient ce qu’il y avait derrière eux, ils ne se doutaient pas que c’était si proche.

Nervi se servit des capteurs pour afficher sur l’écran une vue panoramique des émeutes qui secouaient en cet instant Kalaloch.

— La foule va envahir le Périmètre, dit-il. Vous êtes sûr que vos hommes ont la situation en main ?

Les fanons de Zentz se soulevèrent d’indignation.

— La sécurité est également mon travail, monsieur Nervi. Ce problème sera réglé à ma manière. Nous allons les laisser s’épuiser et saccager leur propre nid, puis nous les massacrerons ici au pied de l’enceinte. Il faut qu’ils regrettent chèrement d’avoir attaqué le Périmètre. Et les dégâts causés à leurs rues fourniront du travail aux survivants pendant un bon moment.

Nervi éteignit l’écran et se leva. Il fit tomber d’une secousse les plis de son costume étroitement ajusté.

— Faites préparer l’un des hydroptères personnels de Flatterie, lança-t-il sèchement. Équipement complet pour deux personnes et provisions pour une semaine. Veillez à ce qu’il y ait du café. Rendez-vous dans le hangar du Périmètre d’ici trente minutes.

Un haussement de sourcils donna congé à Zentz, qui se leva pour partir. Nervi discerna dans ses yeux le germe d’un espoir, un germe qu’il ferait en sorte de nourrir jusqu’à ce qu’il fleurisse pleinement avant de lui donner le coup de sécateur approprié, le moment venu, pour offrir au Directeur un bouquet comme il les aimait.